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L’urgente nécessité de pensées moins pressées

Au temps de ce brouhaha numérique, de la pensée pressée, des opinions promptes et insultes faciles sur les réseaux sociaux, les temps sont durs pour les penseurs sensibles...

Autrefois, si on avait une opinion à partager, on écrivait une lettre d'opinion, un essai, un pamphlet, une chronique dans le journal du quartier - fallait réfléchir, peser ses mots, les polir jusqu'à ce qu'ils brillent, l'enveloppe que l'on cachetait, attendre le retour, assumer. Le temps long de la pensée, quoi - pas juste un pouce sur un post à deux heures du matin. Pas comme aujourd'hui où on balance nos opinions comme des confettis de plomb.

On s'installait au café du coin. On refaisait le monde entre deux tisanes, trois bières, quatre discussions bien corsées. Mais au moins, on voyait les yeux de l'autre. Et puis, bizarre, quand l'autre est en face, quand les silences murmurent, on trouve souvent des nuances à nos grandes certitudes.

Quand j'avais environ 8-9 ans , que interrogeais le monde avec mon père, ou que j'avais l'esprit rebelle et m'indignais contre un enseignant ou une cause, que je revendiquais une punition, une injustice, il m'initiait à l'art de la pensée, à bâtir mon argumentaire et me disait: "On en reparle demain!." J'ai le souvenir de soirées en pyjama, le crayon à la main. Je lui revenais ensuite avec mes pensées déposées et mes raisonnements d'enfants et les autres questions qui avaient fait surface. Qui sait si mes pensées faisaient sens pour lui. Mais on échangeait. Et moi, je construisais mon esprit critique.

Il fut un temps où l'insulte aussi demandait des rituels. Et du temps. Du vrai. Le geste cérémoniel d'une lettre à écrire. Les mots qui crissent sur le papier. L'encre qui laisse sa trace comme indélébile témoin, le timbre comme un engagement, l'enveloppe que l'on cachète pour sceller notre pensée, le pèlerinage de la dernière chance jusqu'à la poste.

Ou alors, il fallait ce courage ancestral. De regarder l'autre dans les yeux. De sentir son humanité vibrer face à la nôtre. Dans cette danse délicate de la confrontation.

Aujourd'hui, c'est un clic pour une moquerie. Une réaction pour mépriser. Un commentaire pour étaler son intelligence. Pour poser sa pierre sur la montagne d'opinion. Un partage pour jeter cette pierre numérique sans voir où elle tombe, sans mesurer les impacts, sans compter les dégâts. L'un juge l'autre qui condamne un autre qui juge l'autre qui débat avec l'autre.

Les réseaux sociaux ont rendu l'insulte accessible. Gratuite. Immédiate. Facile.

Cette compression temporelle, cette urgence perpétuelle de l'expression, dessine les contours d'une nouvelle hiérarchie cognitive où les 'rapides' occupent naturellement l'avant-scène médiatique.

Mais qu'advient-il alors de ces esprits contemplatifs, ou de ces 'ruminants intellectuels', ceux qui ont besoin de laisser décanter, maturer, fermenter leurs réflexions, ou descendre en eux visiter leurs ressentis? Ceux pour qui la pensée est semblable à la formation d'une perle - un processus lent, couche après couche? Ces êtres pour qui le silence et le temps sont les matières premières d'une réflexion?

Un matin de la semaine dernière, je suis là, dans mon habit d'écriture : mon pyjama, qui m'interpelle à la lenteur et au confort. Affalée dans ce vieux divan qui connaît tous mes secrets. Mon téléphone dans une main, mon thé dans l'autre. L'actualité au bout de la main. Le monde qui craint.

Ma lecture du Journal d'un écrivain en pyjama de Dany Laferrière me revient en tête. Je le sors et y lis ceci:

"Il faudrait réactiver cette chose délicieuse qui consiste à réfléchir sans se croire obligé d'accrocher au bout de sa pensée une opinion. Nous n'arrêtons pas d'opiner, et cela fait un bruit exaspérant."

Voilà. Ces virtuoses de l'instantané créent du bruit. Et des voix discrètes mais pertinentes, plus denses et nuancées, les plus fécondes pour notre avenir collectif se perdent dans ce brouhaha numérique constant, comme des pas sur le sable lorsque la marée monte.

"Les temps sont durs pour les rêveurs". Pour les penseurs sensibles aussi.

Mon carnet d'écriture m'attend.
Patient.
Comme toujours.
Comme le temps
Les mots viennent doucement :

Le titre du 1er livre de Jean-Philippe Pleau résonne par en dedans: "Au temps de la pensée pressée".
C'est vrai que la pensée est pressée
Que l'opinion est prompte
Que le débat est impétueux

Intelligence collective.... Un autre nom pour chiâler en chœur?

Et... Si on ralentissait nos pensées? De quoi a-ton peur? Qu'est-ce qu'on craint-on?

Peut-être de nous retrouver face à nous mêmes, avec nos incohérences, nos violences intérieures et nos ombres?

Je rêve du jour où nous cultiverons moins le débat et davantage l'art de la réflexion lente
Prendre du recul, de la hauteur
Trouver la parole digne
Bienveillante et clairvoyante
Permettre à nos idées de se déposer

C'est décidé. Je passerai la journée en pyjama.
Et peut-être que demain aussi.
Ça n'est pas une fuite, non. Ni une déconnexion.
Plutôt une façon de me relier à nouveau le temps venu
A partir d'un espace intérieur plus vaste

Et si c'était ça l'art d'être humain?
Parfois laisser nos pensées en pyjama
Le temps qu'elles murmurent justes
Plus fort que les cris du monde.

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